ce n'est pas l'amour qui est un leurre, c'est la vie

Publié le par claude pérès

  L’amour, c’est se regarder être regardé par l’autre. C’est purement imaginaire ou alors c’est complètement fonctionnel. C’est en choisir un, on pourrait dire n’importe lequel, n’importe lequel sauf qu’il sort de la foule à nos yeux et qu’on sort de la foule aux siens. C’est en prendre un donc et lui demander d’être le témoin et le complice du leurre fondamental sur lequel on construit nos vies. Oui, je dis ça, oui, ce que l’on vit n’est pas réel, rien, vraiment pas et on a besoin de s’y mettre à plusieurs pour y croire quand même. On en prend un donc avec qui on s’amuse à jouer aux images avec lesquelles on s’aveugle pour ne pas voir la vie.
  Je vois qu’il craque. Craquer, ça veut dire qu’il ne pense plus qu’à lui, qu’il est débordé par lui-même, qu’il ne sait plus rien d’autre, que ce qu’il est prend une ampleur dévorante. Ce n’est pas grave, ça arrive à tout le monde de craquer, très souvent même, la ligne qu’on essaie de suivre est telle, que forcément on n’arrête pas de faire des faux-pas et de tomber. Sa façon à lui de craquer, c’est d’aspirer l’attention, de ne plus être qu’une demande permanente et illimitée. Il ne peut plus, il appelle à l’aide pour tout et tout le temps. Il ne voit plus par exemple que c’est énorme et disproportionné, que personne ne peut rien pour lui parce que ce qu’il demande, c’est qu’on vive à sa place, qu’on gère ses problèmes à sa place, qu’on le porte sur la ligne qu’il s’est choisi.
  On est quelqu’un, l’image de quelqu’un parce qu’on a face à nous quelqu’un d’autre, on est quelqu’un par défaut, on est quelqu’un parce qu’on n’est pas quelqu’un d’autre et l’autre est là pour être quelqu’un d’autre, c’est-à-dire celui qu’on n’est pas. Seulement voilà, ça se joue sur les images, pas sur les corps, ça se joue sur des trucs qui n’existent pas autrement que dans nos têtes. Que j’aie une bite, que ça fasse de moi un homme, que ça me fasse marcher de telle façon, que ça me fasse penser, parler, vivre de telle façon précise, ça reste quand même complètement spéculatif, et que l’autre participe à l’illusion que je suis un homme en marchant, pensant, parlant, vivant de telle autre façon qui indique qu’il n’a pas de bite, là c’est flagrant que c’est n’importe quoi.
  Je me mets à craquer aussi, je ne me rends pratiquement pas compte, je ne me le formule pas, je le sens, la tension dans le corps, ce poids suffocant, oui, je sais, mais je ne sais plus rien. Ma façon à moi de craquer, ce n’est pas la demande permanente et illimitée, c’est le rejet systématique. Quand je craque, je ne dis pas que je ne peux pas, je dis que je peux et que je n’ai besoin de personne et que tout le monde aille se faire foutre parce que je vais le faire et mieux et plus vite que si on m’aidait. Évidemment, c’est autant égocentrique et égoïste que la demande permanente et illimitée, parce que je ne prends plus en compte personne, que je ne peux plus, que je ne vois que moi et que je sauve ma peau.
  Avec l’amour, on passe son temps à fabriquer des images pour se repérer dans la foule, la foule d’hommes avec des bites, la foule de ce qu’on veut, et à s’en extraire. « Oui tu es beau ou intelligent ou ce que tu veux (je te désire : tu sors de la foule) et oui tu as une bite (tu es dans la foule des hommes avec des bites : tu me désires : je m’extrais de cette foule : je me situe dans une autre, etc…) ».  Après le manque, la douceur, l’apaisement qui font qu’on ne peut plus se passer de l’autre, qui sont tellement forts, qui envahissent le corps, le ventre d’une façon telle que ça les fait être indéniables, ça n’est jamais que du délire. Oui je dis ça aussi, je vais jusqu’à dire ça, oui, j’ai bien réfléchi et je dis ça. Ce qui fait qu’on s’apaise, c’est que le leurre que l’on porte de l’image de soi-même sur lequel on construit notre identité et notre vie a trouvé dans les yeux de l’autre un complice.
  Voilà, on craque tous les deux, lui en me demandant de l’aider à vivre, en se faisant béant, moi en refusant tout, en me refermant. Je ne sais pas lequel a commencé, que ça s’alimente, c’est sûr, que ça se réponde jusqu’à ce qu’on se vautre tous les deux, oui, ça, c’est certain. Qu’on en veut à l’autre, lui de me voir refuser, moi de le voir demander, qu’on sature, que c’est trop, je crois pouvoir dire que c’est la preuve irréfutable qu’on s’aime, qu’on s’aimait vraiment, mais on ne peut plus, ni l’un, ni l’autre, parce qu’on ne pense chacun plus qu’à soi et qu’il n’y a rien, c’est-à-dire qu’il n’y a pas l’autre pour s’en sortir. Il suffirait que l’un de nous deux s’arrête, se pose, regarde l’autre et se demande ce qu’il peut pour lui, rien que ça, c’est tout et il le sait, il en souffre de ne rien pouvoir pour moi, je le vois, il le dit, mais même ça, il en fait une demande, qu’est-ce qu’il peut pour moi, même avec ça, il n’arrive pas à me voir et je ne peux pas le voir à travers sa demande, on ne peut pas, on craque, ce n’est pas possible.
  Ce qu’on est, ce que l’on construit de ce qu’on est, se fabrique en renonçant à tout ce qu’on aurait pu être, tout ce qu’on pourrait être ou voudrait être, et on peut tout, on peut changer de sexe aussi, on peut tout, et l’autre conforte ce renoncement tout autant qu’il le récupère en étant ce qu’on n’est pas. On a besoin de l’autre, non pas parce qu’on ne peut pas vivre seul, mais parce qu’on ne peut pas se leurrer seul, parce que quand on se leurre, on n’est déjà plus soi, tout ce qu’on est, pourrait et voudrait être, mais rien qu’une image et une image, c’est forcément bancale. L’amour, c’est ce renoncement à soi-même, non pas pour l’autre non, de l’autre on ne voit qu’une image aussi, de l’autre, on n’a rien à foutre si notre image ne s’appuie pas ou plus sur la sienne, non, rien que pour une image. Je dis tout ça, oui, je ne me gène pas pour le dire, mais que ce soit clair, ce n’est pas l’amour que je remets en cause là, je ne dis pas qu’aimer, c’est se leurrer sur soi ou sur l’autre et qu’aimer, ce n’est que ça, je dis que vivre c’est se leurrer et qu’on utilise tout, n’importe quoi, et donc l’amour aussi, pour réussir à s’en convaincre.
  J’ai confiance, ça va venir, il va arrêter de demander, même pour lui, d’abord pour lui, il va le faire, c’est sûr, il ne peut pas vivre comme ça, il va apprendre à ne plus demander, je peux l’aider, je ne devrais pas, ce serait rentrer dans une autre demande encore, mais je peux, ça je veux bien, et il arrête oui, il ne demande plus rien, mais il ne met pas fin à sa demande, ce n’est pas sa demande qu’il attaque, c’est notre relation, pour pouvoir continuer à demander encore et toujours. Il y a des gens qui bousillent leurs vies entières avec leurs demandes, est-ce qu’il s’en rend compte ?

Publié dans ruptures

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M
Je ne le sens pas comme complice de mon leurre, je ne me sens pas apaisé pour ça, je me sens apaisé parce que grâce à lui j'ai compris que je me servais de l'Autre comme d'un leurre, et que lui je le veux, avec ces putains de défauts, et ces qualités tellement tues que je dois les chercher bien au fond, je veux dire je le veux vraiment, et parce que c'est lui. Mais je me leurre peut-être, il n'est pas complice de mes jeux, il les trouve débile, moi je ne me leurre pas de ce qu'il soit un mec cool, je le lui dis souvent, tu es vraiment trop cool. Mais je ne le pense pas, il sait que je ne le pense. Je le veux, LUI,  mais si il ne voulait plus, je le laisserais partir. Parce que maintenant je sais que ça n'aurait été qu'un leurre, que je ne me mens plus sur ce sujet-là (la tentation est grande). Il est lui, je suis moi. Il était là avant, il sera là après. Moi je passe, le temps de profiter un peu, de voler au temps, à l'amour des films romantiques, à l'amour des romans à l'eau de rose, de voler un peu de bonheur sans faux semblant. Ca fait peur, mais je ne demande rien. Je prends.
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M
Pourquoi celui que l'on prend, "disons n'importe lequel qui sorte de la foule", pourquoi justement est-ce celui-là qui sorte de la foule, et pourquoi est-ce nous qui sortons de la foule pour lui?
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M
ouah...je ne peux que trouver ce texte intense bien sûr. et c'est amusant de voir, de lire l'écho de tes mots.
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