comme si c'était facile d'aimer

Publié le par claude pérès

  Je ne comprends pas pourquoi on ne dit jamais à quel point l’amour est fragile et à quel point il coûte, jamais, non, je ne vois pas. On le dit du désir, que ça s’entretient, qu’un rien le tue, que les mêmes choses que l’on peut désirer parfois dégoûtent d’autres fois, ça on le dit. Mais on ne parle pas du combat que c’est d’aimer et du courage que ça demande.
  Ça ne se fait pas tout seul d’aimer. Délirer, oui, ça oui, ça s’alimente sans même qu’on s’en rende compte, n’importe qui peut délirer sur n’importe quoi, on doit même être fabriqué pour. Mais aimer, non, autant ça peut être la chose la plus forte et la plus évidente du monde, autant ça peut aussi être impossible.
  Je n’aime pas la façon dont j’ai commencé ce texte, je n’aurais pas dû m’y prendre comme ça.
  Ce n’est pas rien d’aimer, parce que ce que ça met en jeu, ce n’est pas n’importe quoi, c’est important, c’est lourd, parce que c’est soi-même et l’autre, vraiment, comme on est et c’est très grave ça. L’amour ce n’est pas un incident dans la vie, ce n’est pas anecdotique.
  Je ne sais pas pourquoi à chaque fois que j’ai quelque chose de très précis à dire, je n’y arrive pas.  À quel point ça me coûte à chaque fois d’aller au bout du texte, je ne sais pas.
  Il y a quelque chose de pénible quand on aime, parce que ce n’est pas anecdotique donc, parce que c’est éprouvant, oui vraiment éprouvant, parce que c’est une épreuve radicale. On ne parle jamais de la peur qu’on a à chaque instant, celle qui fait vouloir fuir tellement c’est trop, celle qui fait ne pas vouloir que l’autre fuie aussi, ne pas le vouloir du tout. L’amour, c’est quand même surtout se battre contre cette peur et ce n’est pas gagné, ça il faut le dire, ce n’est pas gagné.
  Voilà, j’ai dit ça, j’ai fini par le dire quand même, maintenant, je ne sais pas du tout comment m’y prendre pour continuer. Là, il faut dire que je soupire, un long et profond soupir, je ne sais pas si c’est pour reprendre courage ou parce que j’en ai marre. Je fais une pause.
  Je reprends. Non, j’allume une cigarette avant. Ça y est, je reprends cette fois. J’y vais. Je ne réfléchis pas, j’y vais, c’est tout.
  Le dernier dont j’ai été amoureux, je l’ai aimé pendant 24 heures, vraiment, d’un amour qui fait tout oublier tellement c’est doux et profond et puis ensuite je ne sais pas, je ne sais plus. C’était lui, j’aurais pu l’aimer toute ma vie, je le savais, le regarder vivre, le regarder partager ma vie, le regarder me regarder vivre, le regarder me regarder partager sa vie, ça aurait forcément fait nos vies plus belles, ça nous aurait forcément fait être plus forts. Et puis, c’était évident de l’aimer, d’être aimé de lui, ça allait de soi. Ça allait vite, c’était bon. Et puis, il a cassé quelque chose, il a pris peur, il a fui. Je l’ai vu tout reprendre et partir en courant. Dans ces cas-là, ce n’est plus de l’amour, ça enclenche le délire, le manque, les demandes dévorantes et inassouvissables, le chantage narcissique, etc.… Je n’ai pas pu. Je lui ai dit de faire quelque chose, que ça n’allait pas être possible, j’ai attendu un peu et puis j’ai fui, sa peur m’a fait fuir. On peut s’aimer, mais là non, ça, le délire, tout ça, non, pas pour moi, ça je ne peux pas y croire une seconde, et ça ne peut pas me faire envie, je n’ai pas du tout envie de vivre ça. Ça ne demande aucun courage bien sûr, parce que ce n’est pas réel, mais moi le courage et la réalité, j’aime ça. Et puis ce genre de délire, c’est à perte, on ne connaît jamais l’autre, on ne connaît que son délire, on ne voit que ça quand on regarde l’autre, son délire à soi, et l’autre ça peut être n’importe qui dans ces cas-là, l’autre est interchangeable, ce n’est pas de l’amour, c’est n’importe quoi. Non, ce que je veux avec lui, ce n’est pas ça. On ne mérite pas ça, on mérite mieux ou ne mérite rien. Après, que ce soit cassé, je suppose que ce n’est pas grave, j’imagine qu’aimer, c’est passer son temps à tout réparer de toutes façons, mais c’est dommage, forcément.
  J’avance dans le texte, mais alors, n’importe comment. Je ne réfléchis vraiment pas.
  Celui d’avant, l’amour, ce n’était pas possible, parce qu’il était en demande permanente. Celui d’avant encore, celui de la rupture, je peux dire qu’il a tout cassé aussi, mais d’une autre façon encore. Il a tout gâché, même. Quand je dis que ça demande du courage d’aimer, que c’est dur et éprouvant… Lui aussi je l’aimais, lui aussi c’était lui, forcément lui, ça ne pouvait pas être quelqu’un d’autre. Mais il ne m’a pas laissé l’aimer, pas du tout. Il a fui, lui aussi, il a fui dans son amour pour moi. A chaque fois que j’ai commencé et recommencé à l’aimer, il défaillait, il détruisait tout, tellement que c’était forcément maladif. Me regarder l’aimer, ça lui paraissait impossible, même s’il en avait besoin, même si ça lui manquait atrocement, et que c’était possible, parce que mon amour était là, mais il ne pouvait pas. Il ne pouvait pas y croire, il ne pouvait pas avoir confiance, il ne pouvait pas l’accepter, il ne pouvait pas le savourer, je ne sais pas ce qu’il ne pouvait pas, il ne pouvait pas c’est tout. Ce qu’il voulait, c’était m’aimer, mais que je l’aime, ça, non, il ne laissait pas de place pour ça, il partait perdant d’avance, il l’empêchait même. Comme on ne peut pas aimer quelqu’un qui ne vous aime pas, forcément il a enclenché le délire, les demandes dévorantes et tout ça, le chantage, tout, il a fait que je le rejette, non pas lui, lui je ne l’ai pas rejeté, mais ses délires et comme ses délires étaient permanents à la fin… J’attendais que ça s’arrête, on ne peut pas vivre comme ça, ça allait forcément s’arrêter, on avait tellement mieux à vivre et c’était là, il n’y avait rien à faire pour le vivre, juste arrêter de faire quoi que ce soit, arrêter le délire, mais non. J’aurais pu l’aider à m’aimer, il aurait pu m’aider à l’aimer, mais non, décidément. Il a fracassé notre amour sur ses délires.
  Comment il a pu me faire ça, nous faire ça, se faire ça à lui-même. Comment il a pu ne pas comprendre, ne pas voir, ne pas finir par accepter d’aimer et d’être aimé simplement. Je suppose que je ne devrais même pas me le demander.
  Voilà, j’avance dans le texte, mais il faut voir à quel prix, pour raconter ça, franchement, ce truc dégueulasse de déballer sa vie. N’importe quoi. Je recommence, je reprends, ça ne va pas du tout, pour dire ça, non, ça ne va pas.
  Je ne comprends pas pourquoi on fait toujours comme si l’amour, ça allait de soi, comme si on attaquait l’amour en disant que c’est pesant et que ça ne se fait pas tout seul. L’amour, ce n’est pas délirer, ce n’est pas vrai, délirer on peut le faire n’importe comment avec n’importe quoi, et ne pas délirer quand on aime, ce n’est pas rien, c’est un combat et c’est ce qui fait que c’est important, c’est ce qui fait que c’est de l’amour, c’est tout…

Publié dans ruptures

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E
Ta façon d'écrire me fait penser au monologue final de Françoise Lebrun dans le film "La maman et la putain" de Jean Eustache. Là même outrance dans le débit, la même rage dans le propos... (Ceci est un compliment.)
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P
J'adore, j'adore vraiment ce texte, vous lire, c'est une discipline spirituelle purifiante pour moi, c'est un plaisir aussi, un grand. je suis baba d'admiration et de gratitude qu'on puisse y aller comme ça, dans l'écriture, au courage, vraiment au courage nu.<br /> Merci Claude...
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C
très beau, très touchant....<br /> on peut dire quand même que <br /> "l'amour ça se mérite", un peu comme le<br /> respect...<br /> et il y a déjà des gens qui ont du mal avec le respect,<br /> donc l'amour...
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M
je trouve que tu as raison de dire les choses...même si elles peuvent parfois être dures à entendre...et puis finalement non, il vaut mieux y faire face...la fuite c'est pire. et puis tu choisis la bon moment (?)...
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